DIRECT – À LUDOVIA#BE, Anne Cordier et Stéphanie Dionne appellent à réinventer le lien école–famille.
À l’occasion de LUDOVIA Belgique, organisé à Spa du 21 au 23 octobre, une table ronde consacrée à la co-éducation numérique a réuni deux voix majeures de la question : Anne Cordier, chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Lorraine, spécialiste des usages numériques et Stéphanie Dionne, directrice du développement à L’École branchée (Québec), praticienne de terrain et mère, engagée dans l’accompagnement des familles.
Nous vous invitons à écouter l’intégralité de la vidéo ci-contre, tellement pleine de bonnes ondes, de gaieté et de sens de l’humour… et avec le petit accent de Stéphanie Dionne, vous prendrez une bouffée d’oxygène québécoise 🙂
Ensemble, elles ont exploré les défis, les fantasmes et les opportunités d’une co-éducation numérique “en action”, dans un contexte où écoles et familles se retrouvent souvent désemparées face aux injonctions sociales, politiques et médiatiques autour des écrans.
Co-éduquer : un objectif partagé autour de l’enfant
En introduction, Anne Cordier pose les bases :
« la co-éducation renvoie à la convergence des regards, des expertises et des rôles autour d’un objectif commun :
l’épanouissement et l’émancipation de l’enfant, élève à certains moments, frère, sœur ou enfant à d’autres« .
Pour Stéphanie Dionne, la co-éducation est avant tout une relation : celle que l’école et les familles construisent ensemble pour soutenir le développement et la réussite du jeune.
Il ne s’agit donc ni d’une injonction, ni d’un “travail” supplémentaire pour les parents, mais d’un prolongement naturel du rôle parental, quel que soit le contexte de vie.
Sortir du discours culpabilisant : des réalités familiales diverses
Le débat a mis en lumière une question centrale : comment parler de co-éducation quand certains parents jonglent avec des horaires éclatés, des charges mentales lourdes ou des situations monoparentales ?
Anne Cordier rappelle qu’il est essentiel d’éviter tout mépris de classe : contrairement à certains discours, les études ne montrent pas que les familles populaires seraient “moins impliquées”. Elles sont simplement confrontées à des contraintes d’organisation, de temps ou d’équipement qui modifient les modalités d’accompagnement.
Pour Stéphanie Dionne, l’enjeu est d’aider les parents à transformer la culpabilité — omniprésente — en levier positif :
« Peu importe le temps dont je dispose, je peux développer ma relation avec mon enfant. Le contrôle parental, c’est surtout rappeler mon rôle de parent. »
Parler avec son enfant, poser des questions sur ses usages, devenir son filet de sécurité, voilà des actions simples mais puissantes, accessibles à tous.
France – Québec : entre interdictions et accompagnement
Le débat a aussi révélé des parallèles frappants entre les contextes français et québécois.
Des deux côtés de l’Atlantique, les rapports officiels se multiplient, les restrictions aussi : interdiction du smartphone à l’école, contrôles parentaux généralisés, injonctions à limiter le temps d’écran…
Pour autant, les deux intervenantes convergent : interdire ne suffit pas.
Stéphanie Dionne rappelle que même si le téléphone est absent à l’école, il reprend toute sa place une fois la journée terminée.
Anne Cordier y voit néanmoins un élément positif :
« Le politique se saisit enfin d’une question de société. Mais l’enjeu est de trouver la bonne manière de s’en saisir. »
Elles soulignent l’importance d’une régulation forte des plateformes, enjeu impossible à porter par les parents ou les enfants seuls.
Accompagner plutôt qu’effrayer : combattre les fantasmes
Un message revient avec insistance : il faut sortir des peurs, des clichés et des fantasmes qui brouillent le dialogue.
Côté parents :
« À l’école, on les met tout le temps sur les tablettes », entend-on souvent.
Côté enseignants :
« À la maison, c’est le chaos. Tout est dérégulé. »
Les enquêtes de terrain d’Anne Cordier montrent qu’aucune de ces affirmations n’est fondée.
Pour dépasser ces imaginaires, elle travaille, via un large projet de recherche (GTNUM), à outiller les enseignants pour comprendre les usages numériques réels des enfants à la maison et ouvrir un dialogue éclairé avec les familles.
Produire pour relier : le numérique comme pont école-famille
L’un des apports les plus concrets de la table ronde tient dans les exemples de projets pédagogiques qui favorisent la relation école-famille.
Pour Anne Cordier, la clé réside dans la production :
podcasts, web radios, journaux, infographies, créations audiovisuelles…
« Ces productions deviennent des objets de fierté pour les élèves et des occasions d’échange avec les parents — y compris ceux qui se tiennent habituellement à distance de l’école« .
Un exemple marquant :
dans une école du Pas-de-Calais, des élèves ont simplement feuilleté un journal papier pour la première fois, puis l’ont offert à leurs parents à la sortie.
Ce geste anodin a créé un moment de reliance, un échange naturel, une porte d’entrée vers le dialogue.
Stéphanie Dionne confirme : « les productions numériques — stop-motion, 3D, contenus créatifs —
valorisent les jeunes, renforcent leur sentiment de compétence, et rapprochent l’école et la maison« .
Créer des espaces de dialogue : un rôle partagé
Comment institutionnaliser ces pratiques ?
Faut-il que les établissements prévoient des moments dédiés au numérique avec les parents ?
Les intervenantes défendent une approche souple mais structurée :
Ce qu’il faudrait :
- des espaces-temps réguliers de dialogue
- des moments de co-construction
- une implication des directions, mais aussi des enseignants et des parents volontaires
- des dispositifs d’éducation aux médias intégrés aux programmes
Ce qu’il faudrait éviter :
- les actions ponctuelles “case cochée”, comme la venue d’un gendarme isolé
- déléguer exclusivement la prévention à des intervenants extérieurs
- multiplier les couches d’initiatives sans cohérence (“le Paris-Brest”, dit Anne Cordier)
La co-éducation exige continuité, coordination et cohérence.
Parler des usages, nommer les limites : un apprentissage humain
Pour Stéphanie Dionne, un aspect trop oublié de la co-éducation est l’apprentissage de la gestion de soi face aux écrans : reconnaître quand on a besoin d’une pause, identifier les émotions ou les signes corporels liés à la surutilisation, savoir demander de l’aide.
Ces repères ne sont pas innés.
Ils nécessitent d’être nommés, discutés, accompagnés.
Et les jeunes, affirme-t-elle, sont demandeurs de cette présence parentale.
Anne Cordier confirme que « les premiers référents des enfants restent les parents et les enseignants ; non dans une logique de contrainte, mais de relation, d’écoute, d’accompagnement« .
Conclusion : la co-éducation numérique, une responsabilité joyeuse
Cette table ronde a montré que la co-éducation numérique n’est ni un poids, ni un luxe, ni une injonction technologique.
C’est une manière de redonner aux enfants un espace d’écoute, de soutien et de fierté ;
aux parents, un rôle légitime et confiant ;
aux enseignants, un levier puissant de dialogue.
En France comme au Québec, l’enjeu est le même : tisser une alliance éducative solide, fondée sur la relation plutôt que la peur, sur l’accompagnement plutôt que sur l’interdiction, sur la production plutôt que sur le fantasme.
Une co-éducation “en action”, profondément humaine, qui place le jeune au cœur — et non entre deux mondes qui s’ignorent.




